
Le 7ème jour Dieu se repose et laisse à l’homme les clés du monde. L’Histoire peut commencer dans laquelle l’homme fait ses choix et prend ses risques. Le narratif biblique contredit l’idée naïve d’un planificateur suprême qui se tiendrait derrière tout ce qui arrive. Pourtant plusieurs passages affirment que parfois Dieu sort de son repos ou encore qu’il se souvient. Il ne reste donc pas inactif. Nous tenterons de comprendre de quelle manière Dieu ouvre des portes sans attenter à la liberté de ses créatures. Aujourd’hui où les impasses semblent se multiplier, il se pourrait qu’une fois encore Dieu se souvienne…
Prédication
Au livre de la Genèse nous lisons qu’au septième jour de la création, Dieu se reposa. Et nous lisons au cantique de Zacharie qu’Il s’est souvenu de ses promesses. Tantôt Dieu se repose et tantôt Il sort de son repos. C’est là un paradoxe qui revient régulièrement au fil des Écritures.
Je propose de l’explorer et nous verrons bien ou cela nous mène.
Commençons par nous demander ce que raconte ce repos du 7ème jour. Dieu est-il fatigué ? Après six jours intenses de création, cela se comprendrait. Mais dire que Dieu est fatigué n’a aucun sens. La fatigue fait partie des nombreuses marques de finitude qui s’attachent à la créature – la limite de nos forces- mais à l’évidence pas au créateur !
Le repos de Dieu est intentionnel. Dieu achève son œuvre et se retire en laissant à l’homme les clefs du monde. Il confie à sa créature les rênes de la création avec mandat de la maintenir et de la perfectionner. Ce que nous appelons l’Histoire peut alors commencer et la liberté humaine s’exercer pleinement. Tel est le huitième jour qui est le jour de l’homme, notre jour.
A partir de là, les choses devraient bien se passer. Eh bien non : l’être humain, pourtant créé à l’image du Très Haut, se révèle en réalité peu fiable, constamment tiraillé entre le bien et le mal, usant souvent de sa liberté à mauvais escient pour tomber dans des pièges qu’il se tend à lui-même. Alors l’Histoire, au lieu de déployer les promesses initiales contenues dans la création, devient impasse et tragédie. Bien des pages de la Bible décrivent ces impasses. Aujourd’hui, en ce quatrième dimanche de l’Avent de l’an 2025, la conscience est très répandue de se trouver dans une impasse de ce genre avec la convergence des crises qui fait pression sur nos sociétés et les multiples menaces qui se tiennent devant elles. Comment va-t-on s’en sortir ? Que sera la vie de nos enfants et de nos petits-enfants ?
Ce qui est vrai collectivement l’est aussi à titre personnel. Combien, parmi celles et ceux qui sont présents dans cette assemblée comme à l’écoute en cet instant, sont aux prises avec les adversités que la vie amène ?
En fait il n’y a rien de neuf. Il en a toujours été ainsi depuis que Dieu a confié à l’homme les clés du monde. Un penseur chrétien espagnol, Miguel de Unamuno, a résumé la condition humaine par le sentiment tragique de la vie.
Du coup surgit une question légitime: Pourquoi Dieu n’intervient pas ? Réveille-toi s’écrie le psalmiste, pourquoi dors-tu ? Ne vois-tu pas que nous souffrons, que nous sommes en péril, que nous sommes coincés dans l’ornière ? En fait l’Ecriture entière retentit de ce cri, jusqu’à l’ultime parole de Jésus sur sa croix : Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Ce cri est une épreuve pour la foi, l’épreuve de la face cachée de Dieu. Nul ne sait pourquoi Dieu ne se manifeste pas au moment propice pour confondre les méchants, éradiquer le mal et conforter les justes. Il y a là-dessus comme un voile qui, de ce côté ci des choses, ne sera pas levé. On pourrait à la rigueur considérer que si Dieu n’intervient pas directement, c’est pour ne pas interférer avec l’exercice de notre liberté. En se cachant, Il teste notre confiance en Lui.
Pourtant est-il vrai d’affirmer que Dieu n’agit pas ? Il se repose, Il se fait discret certes, mais peut-on dire, avec le psalmiste, qu’Il dort donc qu’il sombre dans l’oubli de la réalité comme nous faisons quand nous dormons ? Son repos n’est pas un sommeil d’ailleurs le psalmiste le reconnaît plus loin : Il ne sommeille ni ne dort, le gardien d’Israël.
Son repos n’est pas un oubli – oubli de Son alliance, oubli de Ses promesses, oubli de Ses créatures. Dieu n’oublie jamais c’est pourquoi se répète a de nombreuses reprises dans la narration biblique une formule extraordinaire : Dieu se souvient, Yizkor en hébreu. Brisant le silence de son repos, Dieu se souvient. Il se souvient de Noé et les eaux du déluge se retirent. Il se souvient de Sara qui enfante Isaac. Il se souvient de Rachel et elle devient enceinte. Il se souvient de son peuple en esclavage et il suscite Moïse. Et Zacharie à la naissance de Jean Baptiste s’exclame émerveillé : Il s’est souvenu de Son alliance !
Dieu se souvient ne veut pas dire que Dieu retrouve un souvenir oublié du genre : je me souviens ou j’ai posé mes lunettes ou bien je retrouve un post-it sur mon frigo ! Le souvenir divin est un moment de la révélation. Rachi, l’immense commentateur de la Bible juive, explique que le souvenir de Dieu est ce moment où il soulève un petit coin du voile pour nous laisser entrevoir quelque chose de Sa face.
De plus la façon dont Dieu se souvient coïncide toujours avec l’imprévu. L’imprévu est la constante invariable de l’Histoire et de la vie humaine – tout joue toujours sur des événements que l’on n’avait ni programmés ni vus venir. C’est dans cet imprévu que le souvenir de Dieu prend sa place. L’ère de l’Intelligence Artificielle alimente l’obsession de la maîtrise du futur et du contrôle global. Mais la sagesse de la foi commande de compter toujours avec l’imprévisible…
Maintenant, de façon concrète, comment ce souvenir se manifeste-t-il ? Quand la situation devient désespérée, Dieu propose un plan de sauvetage qui appelle notre décision, c’est à nous de faire un choix et de participer. Raison pourquoi ce plan ne réussit pas toujours. Nous avons de nombreux exemples. Ce peut être une nouvelle donne politique qui rebat les cartes, un carrefour auquel personne n’avait pensé. Ce peut-être un regard décalé lorsque nous sommes dans l’impasse, une incitation à regarder de côté ou se trouve peut-être une issue. Ce peut-être une prise de conscience provoquée par une voix intérieure ou par une rencontre. Ce peut-être un changement d’attitude, une réconciliation, une opportunité qui s’offre malgré la mauvaise situation, une naissance, une guérison…
Lorsque nous sommes dans le trou, au bout du rouleau, il semble qu’il n’y ait plus de possibilité. On est désespéré. Mais le désespoir, même si on peut le comprendre, est une position fausse. Lorsque le train de la vie passe par la gare du désespoir, il ne faut pas descendre sur le quai.
Le désespoir prétend que la vie a prononcé son dernier mot me concernant. Elle a fait une croix sur moi, je suis perdu. Mais la vie ne dit jamais ça, elle ne déclare jamais personne perdu. Nul n’est hors-jeu au grand jeu de la vie.
Alors comment s’en sortir ? En observant ce qui est possible. La plupart du temps, c’est un presque rien, une chose infinitésimale. Un signal faible comme dit l’apôtre Paul, un petit bouger qui nous fait voir les choses autrement, une modeste activité quelque part, une minuscule occasion pourquoi pas ? Rien de très spectaculaire mais qui a au moins le mérite d’ouvrir un débat avec soi-même : Comment dois-je m’y prendre même si ce n’est pas fantastique ? Vais-je oui ou non décider de faire grandir cette toute petite lumière ?
Car le signal faible peut devenir un signal fort. Il existe une parabole de Jésus au sujet de la plus petite des graines qui peut devenir le plus grand des arbres. Je peux faire grandir cette petite possibilité, lui donner de l’espace. Telles sont les petites aides que Dieu nous envoie. Il faut s’intéresser à ces petites lumières car elles conduisent à la Grande Lumière.
Après tout, la naissance de Jésus est une petite lumière de ce genre. Rien de fracassant a priori. Un enfant de famille modeste qui naît au hasard d’un déplacement quelque part en Galilée. Quoi de plus banal ? Sur le moment ça n’a pas l’air d’avoir ému grand monde…
Même après la naissance de celui que ses disciples vont reconnaître comme leur Messie, même après le tombeau vide tout ne va pas se résoudre comme par miracle. L’Histoire ne s’est pas améliorée depuis, avec son cortège de violences, de rois fous, de conquêtes militaires et de silences de Dieu à répétition, avec toujours ce même être humain faillible et enclin à la faute. Le huitième jour continue et il continuera aussi longtemps que le conflit entre le bien et le mal ne sera pas tranché.
Pourtant depuis le signal faible de Noël, auquel seuls quelques bergers ont été attentifs ( dont on peut se demander avec Luc s’ils l’auraient été sans l’intervention d’une troupe d’anges envoyés exprès pour les avertir), quelque chose a irrémédiablement changé dans l’ordre de l’espérance. Cette naissance n’est pas seulement une petite lumière parmi d’autres mais la petite lumière révélant que toutes les petites lumières passées, présentes et à venir émanent d’En Haut.
L’espérance n’est plus seulement l’attente d’un souvenir de Dieu de temps en temps. Elle est devenue une source intime au cœur de quiconque croit. Nous l’avons intériorisée. Et c’est elle qui anime en nous le courage d’être chaque jour qui se lève. Ne nous résignons pas au malheur, ne nous laissons pas aller à la délectation morose. "Il y a dans le monde une présence secrète de Dieu. Une présence qui ne s’impose pas, qui ne fait pas de bruit mais qui attend nos yeux pour la voir et nos cœurs pour l’accueillir" (Abraham Heschel).
Amen.

