
«La vraie réparation est que les lois et les regards sur nous changent»

«Le 6 juin 1977, à 6h du matin, les policiers sont venus me chercher pour me dire que le maire avait quelque chose à me dire», relate Nelly Schenker le 30 octobre, lors du vernissage de l’exposition «Placés. Internés. Oubliés ? Histoire(s) des mesures de coercition à des fins d'assistance en Suisse» au palais de Rumine à Lausanne. Le message que l’élu tenait à lui transmettre était glaçant: «On va vous mettre à l’hôpital psychiatrique. Vos enfants seront placés au Tessin. On sait que vous n’aurez pas les moyens d’aller les trouver. Ils vous oublieront vite», rapporte la Fribourgeoise, qui a elle-même été placée durant son enfance.
Pouvoir raconter son histoire devant les divers représentants politiques présents au vernissage de cette exposition qui voyagera dans plusieurs musées de Suisse jusqu’en 2028 est une victoire pour elle qui s’est battue pour que soient reconnus les abus commis à des fin d’assistance jusque dans les années 1980 en Suisse. «L’État nous a versé une réparation, mais la vraie réparation a été que les lois et les regards sur nous changent et que l’on gagne en liberté », a déclaré Nelly Schenker devant une assemblée composée de représentants des musées et de la recherche en la matière, de personnes concernée, témoins ayant participé à la mise en place de l’exposition et d’élus, dont Grégoire Junod, syndic de Lausanne, Nuria Gorrite, conseillère d’État vaudoise, et Beat Jans, conseiller fédéral.
L’exposition laisse une large place aux témoignages de personnes qui furent des enfants ou de jeunes placés de force. Elle présente également le travail de la recherche sur ce pan de l’histoire de notre pays et interroge: « Des injustices peuvent-elles être réparées ? Et que pouvons-nous faire pour que l’histoire ne se répète pas ?»
Placés. Internés. Oubliés ? Histoire(s) des mesures de coercition à des fins d'assistance en Suisse
À voir au Musée historique de Lausanne (place de la cathédrale 4) jusqu’au 15 mars 2026. L’exposition sera ensuite présentée à Lucerne, Schaffhouse, Bellinzone et Berne.
«Nous avons tous la responsabilité de protéger la dignité et les droits de chaque être humain»
En marge de l’inauguration de l’exposition, le conseiller fédéral Beat Jans a répondu aux questions de Réformés.
L’exposition accorde une large place aux victimes des mesures de placement. Ont-ils et ont-elles également été impliqué·es dans le projet et dans l’élaboration des mesures d’indemnisation?

BEAT JANS C'est leur ténacité qui a permis de lancer le travail de mémoire dans les années 1990. Leur contribution a ensuite été déterminante dans l'élaboration des bases juridiques nécessaires à ce travail de mémoire. L'exposition itinérante présentée actuellement à Lausanne a aussi été développée en étroite collaboration avec les personnes concernées.
Elles ont apporté leurs expériences et leurs perspectives à toutes les phases du projet. J’ai eu le grand honneur d’inaugurer cette exposition le 30 octobre et je dois dire que j’ai été particulièrement touché par leurs témoignages. Beaucoup d’entre elles ont perdu confiance dans les autorités, qui ont failli à leur devoir. Il ne faut jamais l’oublier pour tirer les leçons des erreurs du passé.
Les mesures aujourd’hui dénoncées étaient à l’époque prises à des fins d’assistance, c’est-à-dire que l’on pensait qu’elles permettraient un meilleur avenir aux enfants concernés. Quelles leçons en tirer? Qu’est-ce qui a été fait ou qu’est-ce que vous souhaiteriez mettre en place pour détecter au plus vite quand une mesure de protection n’atteint pas ses buts?
Le cadre juridique qui régit depuis les années 1980 la protection des enfants et des adultes a énormément évolué. Aujourd'hui, le bien-être de l'enfant est au cœur des préoccupations, dans le domaine de la protection de l'enfance comme dans le droit de la famille. Le placement hors du cadre familial n'est envisagé que dans de rares cas. Désormais, il s’agit avant tout de renforcer les compétences des parents dans leur relation avec leur enfant. Il est important, dans le domaine de la protection des enfants et des adultes, de trouver le juste équilibre entre la protection d'une personne et le respect de son autonomie.
Certaines situations nécessitent des mesures de protection et de séparation qui sont toujours difficiles. Le risque n’est-il pas, a contrario, que la prise de conscience actuelle conduise à un certain immobilisme?
La prise de conscience accrue des injustices passées peut conduire les professionnels à hésiter au moment d'ordonner certaines mesures. Lorsque des décisions délicates doivent être prises, une certaine crainte de commettre une erreur subsiste. Mais le risque d'erreur et l'appréhension de la décision peuvent être réduits grâce à une approche structurée et transparente. Et pour détecter rapidement d'éventuelles dérives, les mesures doivent viser des objectifs clairs, avec un suivi étroit par des services spécialisés.
Dans un monde politique toujours plus polarisé tant au niveau national qu’international, des revendications pour davantage de rigueur sont courantes. Une certaine forme d’électoralisme ne pousse-t-elle pas à prendre des mesures qui demain appelleront à des processus de réparation?
Il existe toujours un risque de causer de la souffrance quelque part. Un monde parfaitement juste n’existera probablement jamais. Mais le travail de mémoire que nous avons mené sur les mesures de contrainte à des fins d'assistance en Suisse montre clairement que nous avons la responsabilité d'apprendre de l'histoire et de protéger la dignité et les droits de chaque être humain. Cette responsabilité nous engage tous: cantons, communes, organisations spécialisées, institutions privées ainsi que chacune et chacun d’entre nous.
Police, justice, migration… Votre département est l'objet de nombreuses critiques. Est-ce que cela vous préoccupe?
Les critiques font partie du débat démocratique. Face aux défis, il faut apporter des réponses adaptées et concrètes dans ces domaines. Ma politique en matière d'asile est humaine et pragmatique. Je relève en particulier le succès de la politique d’intégration des réfugiés, gagnante pour tout le monde, en particulier pour nos entreprises qui bénéficient ainsi d'une main-d'œuvre dont elles ont urgemment besoin. J’ai récemment pu le constater en rencontrant nos partenaires dans le Jura bernois et dans le canton de Fribourg. Concernant la sécurité, j’ai chargé Fedpol d'élaborer une stratégie nationale de lutte contre la criminalité organisée, qui sera prochainement présentée. Et j’ai demandé à l’Office fédéral de la justice de traiter la révision de la loi sur l'aide aux victimes en priorité. La lutte contre la violence à l’égard des femmes progresse et doit s’intensifier. Alors, je dirais que je ne suis pas préoccupé, mais engagé.

