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Le manque de liens touche diverses populations

Joël Burri, Khadija Froidevaux, Anne Buloz
26 novembre 2025
Fragilité, Oser, Ensemble, Obstacle, Ecoute, contrainte
Les aumôneries sont présentes auprès de différentes populations. Elles apportent un peu de présence à des personnes qui se sentent seules. Un sentiment qui touche toutes les couches de la société.


Jean-Michel Perret, pasteur et aumônier à l’Université de Genève.

«La vie étudiante a changé depuis les réseaux sociaux»
Il y a une solitude inhérente aux études. Mais une étudiante qui prépare sa thèse m’a dit qu’il lui est arrivé de passer plusieurs jours sans voir personne», explique Jean-Michel Perret. «Je vois aussi que de nombreux jeunes adultes ne sont pas bien dans leur peau. Les réseaux sociaux sont un carcan. Instagram présente une vie rêvée, un idéal d’apparence physique et de loisirs.» «En fait, c’est fou ce que la vie étudiante a changé depuis les réseaux sociaux et le Covid. Des profs me le disent: des étudiants sont toujours sur leur ordinateur et connectés, même pendant les cours.» 

Le ministre pointe toutefois une autre difficulté pour créer des liens. «L’Université de Genève n’a pas de campus et boire un verre en ville peut vite être hors de prix pour un étudiant. Ils ont des budgets serrés, certains paient déjà 1200 fr. pour une simple chambre chez l’habitant. Et le service social de l’Université m’a demandé si je pouvais trouver une solution, car il y a actuellement une douzaine d’étudiants SDF.» Il faut faire se rencontrer les jeunes, et l’aumônerie propose des repas collectifs et une chorale de gospel, mais difficile de faire connaître ces offres: «On nous demande une certaine discrétion, car dans certains milieux politiques on a vite fait de dénoncer une atteinte à la laïcité.» Les grandes soirées de Noël ne peuvent ainsi plus avoir lieu dans le giron de l’Université.
 


Ellen Pagnamenta,pasteure et aumônière à Bienne.

«Souvent, les genssont heureux d’aider»
A Bienne, Ellen Pagnamenta accompagne des femmes et des hommes âgés, souvent entre 85 et 100 ans. Dans les établissements qu’elle visite, elle observe combien la solitude s’installe insidieusement. «Les amis disparaissent, les forces déclinent et la vie se resserre autour du nécessaire», confie-t-elle. Elle voit aussi une autre réalité: certaines personnes souffrent d’isolement tout en refusant de s’ouvrir aux autres. Par pudeur, par peur de déranger ou simplement par habitude. «En Suisse, on ne veut pas être un poids», remarque-t-elle. Ce réflexe de discrétion devient parfois un piège, un isolement que l’on s’impose soi-même. 

Face à ce constat, la pasteure plaide pour la création de caring communities, littéralement des communautés bienveillantes, où il devient naturel d’oser demander de l’aide. Ces communautés, explique-t-elle, ne reposent pas uniquement sur les institutions, mais sur la solidarité du voisinage. «La première fois coûte, mais souvent les gens sont heureux d’aider», souligne-t-elle. Selon Ellen Pagnamenta, l’Église a un rôle essentiel dans cette reconstruction du tissu social. Elle peut être le ferment de ces communautés où la spiritualité rejoint la responsabilité collective. «Créer du lien entre Dieu, soi et les autres, c’est notre mission première», affirme-t-elle avec conviction.



Gaël Letare, diacre et aumônier de rue à La Chaux-de-Fonds.

«Nos offres permettent de recréer du lien»
Le point commun que Gaë lLetare voit chez les bénéficiaires qu’il côtoie, à la diaconie ou à l’aumônerie de rue, est qu’ils font tous face à une certaine sorte de solitude. Des problèmes familiaux, de divorce ou de santé les ont isolés. La pauvreté économique conduit également à la pauvreté relationnelle. «Certaines personnes à la retraite viennent chez nous non pas pour les repas pas chers que nous proposons, mais parce qu’elles se sentent seules et qu’elles ont besoin de rencontrer des gens.» Cette réalité s’est accentuée après la pandémie. «Les gens souffrent de plus en plus d’être seuls.» 

C’est pourquoi ils sont «très demandeurs des différentes offres de solidarité» mises en place.«Elles permettent de les resociabiliser, de recréer du lien. Certains n’ont que cela.» Soigner ces liens en étant attentif à ce que d’autres personnes moins isolées ne relèveraient pas – se lever pour les accueillir, les appeler par leur prénom, les regarder dans les yeux, leur souhaiter «bon appétit» – a un sens tout particulier. Les aider à reprendre confiance est également important. «Il s’agit déjà de briser la solitude, puis de mettre les gens ensemble et de favoriser le partage, et enfin de travailler l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle toutes nos activités sont participatives. Cela contribue à créer une appartenance à un groupe.»
 


Elisabeth Schenker,pasteure et aumônier,notamment en psychiatrie

«Les troubles psy, un frein à établir des relations»
«Les symptômes des gens qui vivent avec un trouble psy sont souvent un frein à créer du lien», explique Elisabeth Schenker. «S’ils arrivent à apprendre petit à petit et à vivre avec, la relation reste compliquée. Souvent, ils surinterprètent énormément les intentions des autres. Ils ont peur du jugement, de ne pas être considérés comme des personnes à part entière, que l’on ne leur fasse pas confiance ou que l’on ne les prenne pas au sérieux», énumère la ministre. «Quand ils vont bien, qu’ils sont sur la voie du rétablissement, ils arrivent à établir des relations. Mais dès que cela va un peu moins bien, l’ensemble de ces peurs fait que les relations peuvent prendre une tournure assez conflictuelle et déstabilisent l’entourage. 

La plupart du temps, les amitiés qu’ils avaient tenté de tisser n’y survivent pas. Etonnamment, c’est à l’hôpital que l’isolement peut être moindre:  «Ils sont dans une espèce de communauté, la communauté hospitalière», note la pasteure. «Le poids de la solitude se fait particulièrement sentir durant les fêtes, parce qu’ily a une espèce de mythe autour de Noël, qui serait la fête de la famille, la fête où tout le monde s’entend bien, est heureux, partage. Mais la solitude chez les gens qui souffrent de symptômes psychiques, c’est toute l’année.»


Reto Beutler, pasteur et aumônier à l’hôpital, Bienne

«Vois avec l’oeil de la compassion, parle avec le langage de l’amour»
Dans les chambres d’hôpital, la solitude se glisse souvent sans bruit. Pour Reto Beutler, elle n’est pas toujours au coeur de l’accompagnement spirituel, «mais elle surgit souvent là où la vie a laissé des blessures». Les plus âgés confient être «les derniers encore en vie». D’autres, marqués par des parcours difficiles ou des relations brisées, se retrouvent isolés. Même les plus riches ne sont pas épargnés: «Certains se sentent profondément seuls, persuadés que les gens viennent à eux pour leur argent.»Les causes sont multiples: éloignement familial, précarité, individualisme, et, depuis le Covid, un monde plus fragmenté. «Peut-être que la solitude a un peu augmenté, mais surtout les souffrances psychiques.» 

Face à cette détresse, sa réponse tient en trois mots: pardon, compassion, présence. «Etre là, écouter, c’est déjà quelque chose qui soigne», dit-il, évoquant le concept de healing presence, la présence qui guérit. Sans chercher à convaincre, il propose parfois une prière, un poème, une bénédiction. «Même ceux qui ne sont pas croyants sont touchés. Je regarde simplement ce qu’il y a chez eux: foi, espoir, amour.» Il cite souvent le poète persan Rûmî: «Vois avec l’oeil de la compassion, parle avec le langage de l’amour.» Et conclut: «Le coeur est la clé de la relation.»
 



Emmanuel Maillard, pasteur et aumônier à la prison de La Croisée (Orbe, VD)

«La coupure avec le monde extérieur est une vraie souffrance»
L’expérience de la solitude est différente selon l’établissement pénitentiaire et le régime de détention. «Les conditions d’incarcération des détenus en préventive – donc pas encore jugés –visent à éviter tout risque de fuite et de collusion pour que l’enquête se fasse dans les meilleures conditions possibles», explique Emmanuel Maillard. La coupure avec le réseau social est donc plus stricte qu’en exécution de peine. «Mais c’est une solitude toute relative puisque la plupart des détenus sont deux par cellule. Ils vivent la contrainte d’être avec quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. D’ailleurs, quand je propose un entretien à une personne momentanément seule dans sa cellule, il arrive qu’elle me demande de le déplacer pour profiter de ce moment de solitude.»

Reste que «la coupure avec le monde extérieur est une vraie souffrance. Dans les textes officiels relatifs à la détention, il ne s’agit pas de couper les gens du dehors. Ils vont dans le sens d’une sociabilisation, ou d’une re-sociabilisation, pour les détenus jugés.» La présence de téléphone en cellule est d’ailleurs actuellement discutée. Pour les plus isolés, l’aumônerie travaille avec des bénévoles qui peuvent se rendre au parloir pour des rencontres. «La solitude et la santé mentale sont liées. L’humain est profondément grégaire.»