Philippe Leuba, nouvel arbitre des passions de l'EERV
«Si vous ne croyez à rien, vous naissez, vous consommez, vous mourrez.» La phrase tombe comme une évidence. Philippe Leuba vient d’une famille protestante pratiquante. Il en a gardé une conviction: «La foi rappelle qu’il y a plus grand que nous, qu’au bout de la vie humaine il y a une espérance qui donne un sens à notre existence.» Conseiller d’Etat vaudois de 2007 à 2022 et fils de Jean-François Leuba, qui a occupé les mêmes fonctions que lui, Philippe Leuba n’a jamais caché sa foi. Elle lui aurait d’ailleurs même servi, parfois, de garde-fou: «Quand vous exercez le pouvoir, le risque d’en abuser est toujours présent. La séparation des pouvoirs est là pour protéger le citoyen; elle doit s’accompagner, chez le magistrat, d’un principe: tout ne lui est pas permis. La foi a profondément ancré en moi cette conviction. Elle rappelle que le pouvoir n’est pas une fin en soi, qu’il y a plus grand que le détenteur de l’autorité. C’est ce que me répétait mon père.» À l’heure où il accède à la présidence de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) pour une année, il répète à l’envi que cette colonne vertébrale l’accompagne depuis toujours.
À 17 ans déjà, il entre au conseil de paroisse à Chexbres. «Mon pasteur m’avait dit: ce sera ton premier mandat électif. Je n’avais pourtant encore aucun dessein politique.» L’engagement paroissial précède donc l’engagement partisan. Élu au Conseil d’Etat, il retrouvera ce dossier dans son portefeuille. «Je me suis occupé des communautés religieuses pendant cinq ans.» Son rapport à la foi reste direct, sans emphase. Adolescent, il lit la Bible de A à Z. «Un chapitre chaque soir. J’avais 15 ou 16 ans. Quand, plus tard, ma femme l’a appris, elle m’a dit « vous ne devez pas être nombreux dans ce cas !»... Ce n’était pas du tout pour jouer les dévots, mais ce Livre est d’une richesse incroyable, même pour un agnostique. Il y a tout, dans la Bible.» En ancien politicien devenu membre d’un exécutif ecclésial, Philippe Leuba tient à bien distinguer les deux pouvoirs: «la séparation du spirituel et du temporel est un héritage infiniment précieux du christianisme. Dans un état de droit comme la Suisse, l’Eglise n’a pas à être partisane, elle n’a, en principe, pas à donner des recommandations de vote».
Son arrivée au Conseil synodal de l’EERV en 2023 est inattendue, même pour lui. «Un samedi matin, j’ai reçu un premier appel: “Le Conseil a besoin de toi.” Le soir, un autre appel, venu d’un autre membre de l’Eglise. On m’a donné jusqu’au lundi pour faire part de ma candidature. » Chez lui, la surprise laisse place au doute. «J’en ai parlé à mon épouse. Elle m’a dit: réfléchis bien, c’est un sacré défi» Finalement, il se décide à dire oui. Et il tient à couper court aux soupçons de manœuvre: «Ce n’était pas contre quelqu’un, ou pour tenter d’orienter politiquement l’Eglise d’une façon ou d’une autre. On m’a surtout parlé des problèmes institutionnels auxquels l’EERV étaient confrontés... l’expérience acquise dans une autorité collégiale comme le Conseil d’Etat, une capacité à travailler avec un organe législatif parfois récalcitrant seraient utiles à l’Eglise réformée.»
Débats épineux
Interpellé sur le soin apporté par l’EERV à la thématique écologique ou aux LGBT, qui possèdent notamment un groupe de parole qui a fait parler de lui en 2024 en organisant une conférence sur les pratiques sado-masochistes, Philippe Leuba tempère, droit dans ses bottes: «L’orientation sexuelle est d’abord une affaire privée. Si on tombe dans le militantisme, quel que soit le sujet, on dresse les gens les uns contre les autres. La société n’est pas faite d’une addition de minorités pouvant, chacune, imposer ses lois. L’Eglise s’adresse à tous sans exclusivité.»
Ces débats internes rejoignent une autre discussion sensible qui traverse la société vaudoise: le dossier de la reconnaissance d’intérêt public pour les communautés musulmane et évangélique. Philippe Leuba connaît les sensibilités que cette question suscite. «Ce sujet touche à la place des religions dans la société. Il doit être abordé sans passion.» Pour lui, la Constitution vaudoise est, à cet égard, d’une rare pertinence. «Elle exige d’abord que les communautés démontrent notamment qu’elles respectent les valeurs fondamentales de notre Etat. L’instruction par l’Etat est actuellement en cours. Le Conseil d’Etat déterminera si cette exigence est remplie et saisira, le cas échéant, le Grand Conseil, qui tranchera. Avant que le peuple n’en soit saisi.» Il ajoute: «L’EERV suit cela avec beaucoup d’attention. Mais, même sur une question comme celle-là, je ne suis pas sûr que l’Eglise réformée doive donner une consigne de vote si une votation populaire devait être organisée.»
Sur le succès grandissant des évangéliques en terre romande, il plaide pour le dialogue, sans chercher à les imiter. «Avec les Evangéliques nous avons des divergences mais aussi beaucoup de points de convergences. Nous devons mieux collaborer sans renier nos convictions, c’est certain. Mais, il ne faut pas chercher à les singer. Chez nous aussi, nombre de groupes de jeunes marchent très bien.» Et à propos des nombreux paroissiens vaudois qui voudraient que l’EERV condamne clairement Israël, il a le même ton, la même prudence: «Je suis allé deux fois en Israël et en Cisjordanie en tant que conseiller d’Etat. Nous nous sommes entretenus avec des hauts responsables israéliens et palestiniens. J’en ai ramené la conviction qu’il faut faire preuve d’une immense modestie avant de juger et de donner des leçons au monde. Les attentats du 7 octobre commis par le Hamas relèvent sans conteste de la barbarie la plus monstrueuse, la situation actuelle dans la bande de Gaza est épouvantable. Nous ne sommes pas indifférents. A plusieurs reprises, nous avons appelé à la paix. Nous travaillons ici quotidiennement au dialogue interreligieux avec le souci constant de ne pas importer ici un conflit pouvant miner la cohésion sociale. Nous avons l’audace de penser que nos efforts ne sont pas totalement vains. Les condamnations à répétition de la part de modestes Eglises cantonales n’ont pas prouvé leur efficacité.»
L’école de l’arbitrage sportif
Sa conception de l’autorité – naturelle chez lui – doit sans doute beaucoup au sport. Arbitre de football de 18 à 41 ans, dont sept ans au niveau international pour la FIFA, il en a tiré des leçons. «L’arbitrage, c’est d’abord une école d’humilité. Tout le monde a un avis sur le football. Quant à l’arbitre, il a forcément, et par intermittence, la moitié d’un stade contre lui. Tout arbitre commet naturellement des erreurs, vous devez les assumer et poursuivre votre travail.» Et de conclure par une image: «Être président d’Eglise, c’est un peu comme arbitrer. Vous devez faire en sorte que l’institution fonctionne, que les règles du jeu soient respectées pour que chacun puisse jouer son rôle.» L’Eglise a besoin d’être conduite. Autorité et Eglise, ce n’est pas incompatible.» C’est aussi son approche pour la réforme Eglise 29, qui vise à adapter l’institution aux réalités actuelles, et ainsi réduire sa voilure. «Je suis content de l’avancement. Mais il reste d’importants défis: l’organisation territoriale, la formation… On ne veut pas d’une Eglise au rabais.»
Derrière l’homme public, une vie de famille, dans sa maison de Puidoux au milieu des vignes. «Ma femme a suivi le gymnase du soir tout en travaillant, puis obtenu une licence en droit... Je suis très admiratif de son parcours. Plus tard, elle a accepté que je réalise mes passions. Quand vous êtes arbitre de football, vous officiez 45 week-ends par an, vous êtres 30 jours à l’étranger par année. Conseiller d’Etat, vous n’avez plus de vie privée ou presque. Je crois qu’elle vivait un certain bonheur à me voir heureux dans mes fonctions. J’ai eu beaucoup de chance…» Le couple a deux enfants. «Notre fille, Victoria, qui se lance dans des études de médecine, est une chrétienne engagée», relève Philippe Leuba avec admiration. «Elle prie beaucoup. Elle est lectrice dans la paroisse de Saint-Saphorin lors de cultes.» Quant à son fils Baptiste, il a choisi de faire un apprentissage d’employé de commerce dans le sport. Il travaille actuellement au Centre international de cyclisme (UCI) à Aigle. «C’est par ailleurs un véritable passionné de foot, mais attention… je ne l’ai pas poussé.»
Quand on évoque la désaffection des fidèles au sein des temples romands, Philippe Leuba refuse les prophéties de déclin. «Je suis persuadé que dans l’histoire, il y a des cycles. Le besoin de spiritualité est inhérent à l’être humain. Aujourd’hui, beaucoup ne fréquentent pas les Églises. Le rapport à la religion prend d’autres formes. Encore une fois, l’homme dépourvu de spiritualité est forcément désespéré.» L’agenda de Philippe Leuba reste bien chargé: EERV à 60 %, un important mandat au CIO, et un siège au conseil d’administration de l’entreprise JPF comptant 1200 collaborateurs, spécialisée dans le génie civil. Son goût de l’engagement s’accompagne d’une conviction plus large sur l’importance des institutions dans la société. «Il n’y a pas de liberté sans ordre, ni d’ordre sans liberté. J’aime tellement la liberté que je sais que le désordre la détruit. Les institutions donnent une stabilité à la Suisse. Je les ai beaucoup défendues et je continue à le faire. L’on oublie trop souvent ce qu’on leur doit .»